Les îles Orcades en Écosse, aujourd’hui

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Jodie Michaelson bouillait de rage.

Plus tôt dans la soirée, avec les trois autres concurrents restants du jeu télévisé Les Proscrits, elle avait dû marcher, chaussée de lourdes bottes, sur une corde épaisse tendue au-dessus d’un muret de pierres d’un mètre de haut. La cascade avait été intitulée « l’épreuve viking du feu ». Des rangées de torches brûlaient de chaque côté de la corde, et les caméras filmaient en contre-plongée afin de donner l’illusion d’une épreuve dangereuse, alors que le feu se trouvait à plus de deux mètres des concurrents.

Ce qui n’était pas une illusion, c’était l’acharnement des producteurs à pousser les participants à la violence.

Les Proscrits était la dernière-née de ces émissions de téléréalité qui avaient poussé comme des champignons après les succès de Survivor et Fear Factor. Elle était un mélange des deux formats, avec quelques ingrédients empruntés aux vociférations du Jerry Springer Show.

Le principe était simple. Dix participants devaient subir une série d’épreuves sur une durée de trois semaines. Ceux qui échouaient, ou qui étaient éliminés par les autres, quittaient l’île.

Le gagnant empocherait un million de dollars, plus les bonus, attribués en fonction de la méchanceté dont chacun faisait preuve envers ses adversaires.

L’émission était considérée comme encore plus impitoyable que les précédentes, et les producteurs n’avaient de cesse d’aviver les tensions. Si d’autres jeux étaient franchement compétitifs, celui-ci était ouvertement guerrier.

Le principe des Proscrits s’inspirait des raids de survie : le participant subsiste uniquement grâce à ce qu’il trouve dans la nature. Contrairement aux autres jeux du même genre, en général sur des îles tropicales aux eaux turquoise plantées de palmiers ondoyants, l’émission était filmée dans les îles britanniques des Orcades, au nord de l’Écosse. Les concurrents étaient arrivés à bord d’une piètre réplique de navire viking, devant un parterre d’oiseaux marins.

L’île, principalement rocheuse, qu’un cataclysme avait torturée voici quelques milliers d’années pour y créer bosses et crevasses, essaimant ici et là des bouquets d’arbres décharnés, faisait trois kilomètres de long sur un kilomètre de large. L’action se déroulait sur une plage de sable grossier, où l’on tournait la plupart des séquences. Le temps était doux, sauf la nuit, et les huttes recouvertes de peaux étaient rudimentaires, mais acceptables.

Ce bout de rocher était tellement insignifiant que les gens du coin l’appelaient « le petit îlot ». Cela avait donné lieu à un échange amusant entre le producteur Sy Paris et son assistant Randy Andleman.

Paris était en proie à l’une de ses crises de fureur habituelles.

— On peut quand même pas tourner une émission d’aventures sur un truc qui s’appelle « le petit îlot », bordel ! Il faut qu’on lui donne un autre nom. (Son visage s’était éclairé.) On va appeler ça l’île du Crâne.

— Elle ne ressemble pas à un crâne, avait objecté Andleman. On dirait plutôt un œuf sur le plat trop cuit.

— Pas mal, comme comparaison, avait approuvé Paris avant de s’éclipser.

Jodie, qui avait assisté à la conversation, s’était attiré un sourire d’Andleman lorsqu’elle avait ajouté :

— Moi, je trouve que ça ressemble pas mal au crâne d’un producteur d’émissions débiles.

Les épreuves n’étaient que défis répugnants, comme ouvrir des crabes vivants pour les manger ou plonger dans un réservoir plein d’anguilles, ce qui tenait le téléspectateur, écœuré, en haleine, avide de voir jusqu’où ils iraient et impatient de connaître la suite à la prochaine émission. Certains des concurrents semblaient même avoir été choisis pour leur agressivité et leur caractère odieux.

Le dernier soir, les deux derniers en lice passeraient la nuit à se pourchasser, comble de l’apothéose, armés de jumelles à vision nocturne et de fusils de paint-ball, épreuve inspirée du film d’horreur Les Chasses du comte Zaroff. Le survivant gagnerait un million de dollars.

Jodie était prof d’aérobic dans le comté d’Orange en Californie. Elle avait un corps de rêve, mais sa silhouette était cachée par d’épais vêtements. Elle avait de longs cheveux blonds et une vivacité d’esprit qu’elle avait dû dissimuler pour être sélectionnée. Tous les concurrents devaient correspondre à un stéréotype, pourtant Jodie refusait de se plier au rôle de bimbo que les producteurs lui avaient assigné.

Au cours du dernier quiz permettant d’attribuer bons ou mauvais points, on leur avait demandé si une conque était un poisson, un mollusque ou une voiture. En tant que blonde de service, elle était censée répondre voiture, et elle s’était juré, une fois revenue à la civilisation, de ne plus jamais revivre une telle humiliation.

Après la débâcle du quiz, les producteurs avaient clairement laissé entendre qu’il fallait qu’elle parte. Comme elle avait reçu une cendre dans l’œil qui l’avait fait échouer à l’épreuve du feu, elle leur avait donné une occasion de la virer. Les autres membres de la tribu, l’air grave, s’étaient réunis autour du feu et Sy Paris, avec des intonations théâtrales, lui avait intimé l’ordre de quitter le clan et de faire son entrée dans le Walhalla. Ben voyons.

À présent, en s’éloignant du feu de camp, elle fulminait d’avoir échoué à cette épreuve. Une chose toutefois la réconfortait : après avoir passé quelques semaines avec ces tarés, elle se réjouissait de quitter bientôt l’île. Le paysage avait une beauté rude qui lui plaisait, mais elle se lassait des médisances, de la manipulation et de l’attitude sournoise que devaient adopter les concurrents dans l’espoir, douteux, d’avoir l’honneur de se faire finalement pourchasser comme un chien enragé.

Derrière la « porte de Walhalla », une tonnelle faite d’os de baleine en plastique, se trouvait un grand mobile home où logeait l’équipe de production. Tandis que les membres du clan dormaient dans des tentes en peaux et se nourrissaient d’insectes, les producteurs avaient droit au chauffage, dormaient dans des lits confortables et savouraient de délicieux repas. Dès qu’un concurrent était exclu du jeu, il passait la nuit dans le mobile home, attendant qu’un hélicoptère vienne le rechercher le lendemain matin.

— Pas de chance ! lui lança Andleman qui était sorti l’accueillir sur le pas de la porte.

Tout l’opposé de son odieux patron, Andleman était adorable.

— Ouais, vraiment pas de chance. Des douches chaudes, des repas chauds, un téléphone portable.

— Hé, on a tout ça ici.

Elle jeta un coup d’œil à leur douillette installation.

— Oui, je vois ça.

— Voilà ta couchette, dit-il. Sers-toi un verre ; il y a un excellent pâté dans le frigo, ça t’aidera à décompresser. Je dois aller donner un coup de main à Sy. Fais comme chez toi.

— Merci, j’y compte bien.

Elle s’approcha du bar et se prépara un grand Martini Beefeater sec. Le pâté était aussi délicieux que promis. Elle avait hâte de rentrer chez elle. Les perdants faisaient toujours la tournée des émissions de télé pour cracher sur les gens qu’ils venaient de quitter : c’était de l’argent facilement gagné. Elle se vautra dans un large fauteuil. Au bout de quelques minutes, elle s’assoupit sous l’effet de l’alcool.

Elle se réveilla en sursaut. Elle avait entendu dans son sommeil des cris suraigus comme ceux des mouettes ou d’enfants dans une cour de récréation, sur un fond de hurlements et d’appels.

Bizarre.

Elle se leva, s’approcha de la porte et tendit l’oreille. Elle se demandait si Paris avait encore inventé une nouvelle humiliation. Ou peut-être une danse sauvage autour du feu.

Elle emprunta d’un pas vif le chemin qui menait à la plage. Le bruit augmentait, devenait affolant. Il se passait quelque chose de terrible. Elle percevait dans ces cris plus de peur et de douleur que d’excitation.

Elle accéléra et passa la porte de Walhalla. Ce qu’elle découvrit ressemblait à la peinture de l’enfer par Jérôme Bosch.

Concurrents et producteurs avaient été attaqués par des créatures hideuses qui semblaient mi-humaines mi-animales, et qui grognaient en abattant leurs victimes pour ensuite les déchiqueter à l’aide de leurs griffes et de leurs dents.

Elle aperçut Sy tomber, puis Randy. Elle reconnut plusieurs corps qui gisaient sur la plage, ensanglantés et mutilés.

À la lumière dansante du feu, Jodie vit que les assaillants avaient de longs cheveux blancs crasseux qui leur arrivaient aux épaules. Quant aux visages, elle n’avait jamais rien vu de tel : d’horribles masques aux traits déformés.

Une créature empoigna un bras coupé pour le porter à sa bouche. Jodie ne put s’empêcher de hurler, ce qui alerta les autres créatures qui interrompirent leur festin impie pour la regarder avec des yeux brûlants, d’un rouge lumineux.

Elle avait envie de vomir, mais ils arrivaient vers elle en bondissant.

Elle se mit à courir pour sauver sa peau.

Elle pensa d’abord à la caravane, mais eut assez de présence d’esprit pour savoir qu’elle y serait prise au piège.

Elle se dirigea vers la colline rocailleuse, les monstres sur ses talons, haletant comme une meute de chiens de chasse. Dans le noir, elle perdit l’équilibre et tomba dans une crevasse, mais cet accident lui sauva la vie. Ses poursuivants avaient perdu sa trace.

Jodie s’était cognée la tête dans sa chute. Lorsqu’elle revint à elle, elle crut entendre des voix impérieuses et des coups de fusil. Puis elle s’évanouit de nouveau.

Le lendemain, elle était encore inconsciente dans la crevasse quand l’hélicoptère arriva. Une fois que l’équipage eut passé toute l’île au peigne fin et finalement retrouvé Jodie, ils firent un constat troublant.

Tous les autres avaient disparu.